Sara Mojtehedzadeh a été stagiaire du Programme pour jeunes professionnels des médias en 2012-2013 au Kenya.
C’était une histoire d’exploitation des plus typiques. Les habitants de la région du fragile delta du Tana, qui se remettaient à peine de la violence tribale qui avait fait cent morts en septembre, faisaient face à une menace d’expropriation de leurs précieuses terres par une grande entreprise. Dans ce cas, il s’agissait d’une société canadienne qui planifiait créer une énorme plantation de biocarburants dans la région.
L’histoire semblait des plus sales : la présence de la société dans la région du fleuve Tana exacerbait le conflit entourant les ressources limitées, les critiques du projet se faisaient harceler et étaient forcés de se taire, les cultures de la compagnie échouaient, et ses employés n’avaient pas été payés depuis des mois.
Du moins, c’est ce qu’on m’avait raconté.
Cependant, comme c’est toujours le cas au Kenya, la réalité était bien plus complexe. Mais pour la découvrir, il allait falloir endurer un voyage de bus infernal de 12 heures, un trajet cahoteux en voiture dans le cœur du delta et de la navigation serrée pour traverser un marécage de rumeurs, de sensibilités culturelles et d’intérêts personnels.
Ma collègue stagiaire d’Aga Khan (également affectée chez Nation Media) et moi avons décidé de nous aventurer dans le delta et de faire enquête ensemble. Nous sommes arrivées dans la ville la plus rapprochée, Malindi, une destination balnéaire pour des hordes de touristes italiens à la recherche de sérénité sur l’océan Indien. Nous y avons rencontré un employé local d’un organisme environnemental qui travaillait dans la région et qui disait pouvoir nous présenter à des personnes touchées par le projet de l’entreprise canadienne.
Mais nous avons vite compris que cet employé avait des intérêts personnels dans l’affaire. Il nous semblait également que bon nombre des personnes avec qui nous parlions, malgré leurs réelles préoccupations, étaient mal informées au sujet du projet.
Au fil des entrevues, un portrait bien différent de celui qu’on nous avait initialement présenté a commencé à apparaître. La présence de la compagnie canadienne n’avait pas mené directement au conflit tribal, mais elle avait soulevé des questions au sujet des droits fonciers et de l’utilisation du territoire dans la région. Ses cultures ne semblaient pas avoir échoué, mais la bureaucratie gouvernementale l’empêchait de réellement commencer à planter. La société avait tenté d’expliquer sa mission aux communautés locales, mais son message semblait se perdre en raison de difficultés de communication, des problèmes sans doute normaux dans une région où l’expropriation est courante, la pauvreté est élevée, et les niveaux d’alphabétisation sont faibles.
L’histoire demeurait fascinante, une histoire au sujet des complexités de l’investissement et du développement étrangers dans une région fragile et volatile comme le delta du Tana. Mais il s’agissait également d’une précieuse leçon sur l’importance d’être sur le terrain et de constater la réalité de ses propres yeux. En journalisme, on comprend rapidement que les personnes qui ont des intérêts personnels déforment la vérité. Le travail d’une bonne journaliste est de percer ces ruses. Mais au Kenya, discerner la réalité de la fiction est souvent compliqué en raison du flux d’information irrégulier. Les attachés de presse n’existent pas; les rumeurs et le ouï-dire sont souvent acceptés comme des faits; et les enjeux sont extrêmement élevés dans ce pays caractérisé par une distribution inégale des ressources.
J’étais venue au Kenya dans l’espoir de passer le plus de temps possible sur le terrain. Mais j’ai compris qu’il s’agit en fait d’un impératif si l’on souhaite raconter une histoire vraie et nuancée.