Entretien avec Jennifer Elms, conseillère en matière de genre à la Fondation Aga Khan Canada et la Fondation Aga Khan États-Unis

À la Fondation Aga Khan, les conseillères et conseillers en matière de genre comme Jennifer Elms jouent un rôle essentiel pour garantir que l’égalité entre les genres demeure une composante centrale de la programmation et de la culture organisationnelle.

Nous avons discuté avec Jennifer pour en savoir plus sur son travail à la Fondation Aga Khan, et nous avons exploré les défis du travail de développement du point de vue d’une professionnelle de l’égalité entre les genres.


Que faites-vous à la Fondation Aga Khan?

J’ai été jeune stagiaire à la Fondation Aga Khan Canada en 2014, et au début de 2021 je suis revenue à la Fondation en tant que conseillère en matière de genre. Mon rôle comporte trois volets : tout d’abord, l’intégration du genre dans la programmation et la fourniture de conseils techniques sur la conception des projets et les rapports. Le deuxième volet est organisationnel et consiste à intégrer le genre dans l’ensemble de l’organisation et à l’étendre à nos unités partenaires dans les pays d’intervention. Le troisième volet est le renforcement des capacités et le mentorat. En résumé, je dirais que je m’assure que nous restions à l’avant-garde de l’innovation en matière d’égalité entre les genres en offrant des formations et un soutien technique aux équipes de la Fondation au Canada et aux États-Unis, à nos unités partenaires dans les pays d’intervention, aux équipes de mise en œuvre et aux personnes chargées des questions de genre sur le terrain.

Dans de nombreux domaines, la prestation de soins est considérée comme un travail de femmes. Mais grâce à des initiatives comme ce groupe de parenting soutenu par l’AKFC au Mozambique, les approches de parenting changent. Crédit photo : Rich Townsend / AKFC
Où avez-vous travaillé dans le monde?

J’ai travaillé principalement en Afrique de l’Est. J’ai passé la plus grande partie de mon temps en Ouganda et dans les pays voisins, principalement au Kenya et en Tanzanie. J’ai également travaillé et passé du temps au Sri Lanka, en Inde et en Asie centrale. De plus, j’ai travaillé en Papouasie-Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Zélande. Et évidemment, en Amérique du Nord et en Europe.

Qu’est-ce qui a déclenché votre passion pour l’égalité entre les genres? Comment avez-vous débuté dans ce domaine?

L’injustice m’a toujours bouleversée. Quand j’étais jeune et que je voyais quelqu’un se faire traiter injustement dans la cour d’école, je réagissais fortement. Mes parents m’en parlent encore! C’est un peu dans mes gènes, je crois.

J’avais aussi un grand désir de voyager et de voir le monde, de découvrir d’autres cultures et d’élargir mes horizons. Lors de mes premiers voyages en sac à dos et en solitaire, j’ai rapidement commencé à voir les injustices et les inégalités, et je suis passée d’une attitude de « je ne veux pas seulement voir ça et en apprendre plus » à « je veux faire quelque chose ». Mais j’étais très consciente que je n’en savais pas assez pour pouvoir contribuer de façon efficace. J’ai donc commencé à faire du bénévolat, en essayant simplement d’apprendre, de comprendre, d’acquérir de l’expérience.

L’égalité entre les genres, les questions de genre, les autres questions sociales… Les questions liées au genre revenaient sans cesse dans mon quotidien, et je n’arrêtais pas d’être choquée par le fait que la moitié de la population est victime de discrimination en raison de son genre. C’est cela qui m’a amenée à réfléchir au spectre du genre. J’ai décidé de faire une maîtrise pour passer à l’étape suivante. Plus j’apprenais et plus je voyais, plus je voulais approfondir la question.

Comment expliquez-vous l’égalité entre les genres?

Je pense qu’expliquer n’importe quelle idée complexe, n’importe quel défi ou problème social revient à se connecter avec l’individu et ce que cela signifie pour lui.

Je me souviens d’une discussion lors d’une formation avec un groupe de jeunes au Kenya. Il est rapidement devenu évident que certains membres du groupe étaient écoutés, et d’autres pas. L’animateur l’a remarqué et a demandé au groupe de réfléchir à la question. Nous avons réalisé que cela se devait à des différences au niveau des apparences, comme les coiffures, la couleur des cheveux ou d’autres détails semblables. Nous avons commencé à remettre ces réalités en question et à faire le lien avec d’autres facteurs qui expliquent les différences dans les traitements, dont le genre et d’autres facteurs d’identité. À partir de là, nous avons pu parler de la manière dont les facteurs d’identité tels que le genre peuvent être utilisés pour discriminer, et de l’importance de traiter chaque individu de manière égale et équitable.

Ce dont je me souviens très bien de cet exercice, c’est que le groupe qui avait été victime de discrimination s’est montré très bruyant et franc à propos de son traitement. Mais l’autre groupe a continué d’essayer de justifier ses actions. Cela a fait ressortir cette tendance humaine, je crois que les personnes privilégiées ont souvent tendance à vouloir justifier leur privilège.

De quel projet d’égalité entre les genres êtes-vous le plus fière?

Je travaille actuellement sur un programme soutenu par la Fondation Aga Khan Canada au Pakistan, baptisé Élargir la transformation économique et sociale pour l’autonomisation et le rétablissement économiques des femmes (BEST4WEER), qui est le prolongement d’un programme antérieur appelé Améliorer l’employabilité et le leadership parmi les jeunes (EELY). Ce dernier projet visait spécifiquement l’autonomisation des jeunes, et sa stratégie en matière d’égalité entre les genres était très innovante. Non seulement le programme EELY se concentrait sur l’amélioration des compétences et de l’employabilité des femmes, mais il allait plus loin dans les systèmes de marché et cherchait à éliminer les obstacles et à transformer les normes sociales de façon à ce que les femmes puissent accéder à des métiers non traditionnels. Ces derniers me tiennent particulièrement à cœur, car mon mari et moi avons travaillé avec un petit groupe de femmes qui souhaitaient devenir des conductrices de boda boda (motocyclettes).

Le projet BEST4WEER prend appui sur la composante « genre » d’EELY et l’approfondit, ce qui est probablement l’élément le plus excitant pour moi. J’ai hâte de voir quelle direction tout cela va prendre maintenant, alors que le projet s’élargit à d’autres régions et adopte des approches innovantes.

Nadia a organisé un programme de gestion des déchets dirigé par des bénévoles dans sa collectivité et est allée de village en village pour aider les gens à activer les organismes de femmes et les groupes de soutien locaux, grâce à la formation et au soutien d’EELY. Photo : Danial Shah /  AKFC
Quel conseil donneriez-vous aux personnes qui souhaitent travailler dans le domaine de l’égalité entre les genres?

Avant tout, si vous avez l’occasion d’aller sur le terrain et de travailler avec les personnes que vous voulez servir, faites-le sans hésitation! Non seulement cela décuplera votre capacité à conseiller ou à intégrer efficacement la dimension de genre, mais cela vous permettra également de rester proche des difficultés que les gens vivent. Je pense que le travail de bureau dans notre milieu privilégié au Canada ne nous permet pas toujours de bien saisir les nuances et les impacts réels, les effets et les risques liés aux activités de développement. À mon avis, il faut passer de la théorie à des questions comme celles ci : Quelles sont les implications réelles? Quels seront les effets de nos actions sur les gens? Et sur notre personnel? Comment les gens se sentiront-ils lorsqu’ils mettront les recommandations en œuvre? Comment les membres de la communauté se sentiront-ils? Ces questions enrichissent réellement ce que vous essayez de faire.

Lorsque vous travaillez dans le domaine du développement international en général, il est vraiment facile de se décourager. Il est bon de ressentir la lourdeur de votre travail, mais les progrès peuvent être lents, surtout s’ils sont durables. Avoir un véritable impact peut prendre du temps, et il peut y avoir des retours en arrière. J’ai souvent vu cela lorsque je travaillais en première ligne contre la violence sexuelle et sexiste. Il est donc important de s’ancrer dans nos valeurs et de se rappeler les raisons pour lesquelles nous faisons ce travail. C’est essentiel pour garder la motivation, l’engagement et la connexion au travail. Il faut également garder des liens solides avec les personnes que nous servons et avec lesquelles nous travaillons.

Je dirais aussi qu’il faut faire preuve d’humilité. Nous avons des niveaux de privilège différents en raison de nos expériences, de nos origines, de notre appartenance ethnique, de notre race, et il est important de faire attention aux préjugés implicites basés sur nos propres expériences. Gardez les pieds sur terre parce que vous ne savez pas tout. En fait, plus vous apprenez, plus vous découvrez que vous ne savez pas grand-chose. Il y a donc toujours des domaines à explorer et des gens de qui apprendre. Ne vous découragez pas, mais sachez que vous avez une responsabilité dans votre travail. Faites preuve de conscience, d’attention et d’intention par rapport à cette responsabilité.

Quel est le plus grand défi que les professionnels de l’égalité entre les genres devront relever au cours des cinq à dix prochaines années?

Deux choses me viennent en tête. La première concerne la situation mondiale. Je pense que la COVID 19 aura des répercussions et des implications durables qui pourraient nous faire reculer, ou qui le font déjà. Il sera donc difficile de continuer à progresser tout en s’adaptant et en répondant de façon plus efficace. Nous aurons besoin de plus de ressources, et je pense que les défis liés au changement climatique rehausseront ces difficultés. Tous ces effets se conjugueront, et nous devrons être vigilants pour répondre aux défis de façon proactive.

Je pense que l’intersectionnalité constitue un autre défi. Nous nous sommes éloignés des approches descendantes pour adopter des approches plus collaboratives, ce qui est fantastique. Mais je crois que notre approche a encore tendance à être trop rigide. Il faudra équilibrer l’importance que nous accordons à l’innovation, à l’intersectionnalité et à la reconnaissance des dynamiques de pouvoir chez les praticiens du développement international. Il faudra adopter des approches personnalisées, mais suffisamment larges pour répondre aux besoins d’une masse critique. Ce sera un défi, mais je pense que c’est aussi une occasion intéressante d’améliorer nos façons de faire, par exemple en passant d’une dichotomie hommes-femmes à une approche intersectionnelle qui inclut tous les genres. La complexité crée le défi.

Quel est votre plus grand espoir pour l’avenir?

Bon, évidemment je souhaite que nous puissions atteindre l’égalité entre les genres, et que cela se fasse de mon vivant. Mais au-delà de l’égalité des ressources et des chances, je souhaite que l’égalité entre les genres vienne à faire tellement partie de l’ADN de chacun que l’intégration du genre et l’adoption d’une optique de genre seront des réalités naturelles dans la vie de tous, et ce, au niveau des individus, des familles, des communautés, des institutions et des gouvernements.

Cela mènerait certainement à l’égalité entre les genres. Mais j’ai l’impression qu’il existe des barrières, des mentalités et des normes sociales profondément enracinées qui devront être modifiées pour que cette transformation ait lieu. Voilà mon plus grand espoir.

 

Cet entretien a été révisé et abrégé à des fins de clarté.

 

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